Le maintien de la paix hier, aujourd'hui et demain

par A. Walter Dorn, Ph. D.

Initialement publié dans dans Revue militaire canadienne, Hiver 2005–2006, pp.105–06. (version pdf) (version anglais)

 

Dans un article stimulant intitulé « Le maintien de la paix et l'opinion publique » (Revue militaire canadienne, vol. 6, no 2, été 2005), Lane Anker soutient qu'il existe un fossé ou un décalage entre le maintien de la paix et l'idée que s'en font les Canadiens. Il fait remarquer que, selon les sondages, le public est très partisan du maintien de la paix en général, mais qu'il est peu, et de moins en moins, favorable à la présence des forces canadiennes en Afghanistan. Il accuse les Canadiens d'avoir une perception anachronique du maintien de la paix, alors que celui-ci évolue. Le maintien de la paix a changé, j'en conviens, mais je ne vois pas de décalage ou d'anachronisme entre la réalité et l'opinion publique et je pense que la façon dont le public considère les opérations en Afghanistan s'explique facilement.

À dire vrai, les activités des forces canadiennes en Afghanistan ne relèvent pas toutes du maintien de la paix. Dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » que mènent les États-Unis, les soldats canadiens ont pourchassé les combattants de l'ancien régime (les talibans) et ceux d'Al-Qaïda, ils ont remis leurs prisonniers aux forces américaines pour qu'ils soient envoyés à Guantanamo Bay et ils ont généralement appuyé les Américains après l'invasion du pays en 2001. Le peuple canadien a raison de se poser des questions sur ces activités et de ne pas les qualifier de maintien de la paix.

Les forces canadiennes ont pourtant mené des activités de maintien de la paix en Afghanistan. Elles ont favorisé la tenue d'élections, ont contribué à assurer la sécurité à Kaboul et ont participé à diverses formes de construction de la nation. Si les sondages avaient surtout porté sur la Force internationale d'assistance à la sécurité, je crois qu'ils auraient donné des résultats plus positifs. Ils auraient montré que le public veut toujours que les forces canadiennes jouent un rôle sur le plan international. Anker commet la même erreur que les sondages en amalgamant toutes les activités des forces canadiennes en Afghanistan. Il faut distinguer les divers types d'opérations pour en donner une image plus claire et pour mieux comprendre l'opinion publique.

Cela ne signifie pas que le public n'accepte pas que les soldats de la paix, y compris ceux qui sont en Afghanistan, utilisent la force. Bien sûr, ces soldats peuvent et doivent user de la force quand cela s'impose. Sinon, pourquoi avoir approuvé le déploiement de personnel entraîné au combat? Les Canadiens ont souvent vu leurs soldats travailler dans des zones dangereuses1 où ils devaient se servir de leurs armes. Toutefois, même sous ses formes les plus musclées, le maintien de la paix ne devrait pas transgresser ses principes de base : légitimité, consentement, impartialité et usage minimal de la force2. Les Canadiens comprennent que l'autodéfense n'est pas la seule justification du recours à la force et qu'il faut parfois réagir à des menaces évidentes contre la paix ou les populations; mais ils jugent aussi que le recours aux armes ne doit se faire qu'en dernier ressort et uniquement avec la force nécessaire pour atteindre le but visé en évitant de graves dommages collatéraux. Autrement, ce serait la catastrophe pour la mission et le meilleur moyen de scandaliser l'opinion publique. Les opérations plus musclées relèvent de l'imposition de la paix, comme le prévoit la Charte des Nations Unies; elles ne peuvent être menées que si elles respectent rigoureusement les principes de la « guerre juste » et s'il y a eu des débats publics.

Faire du maintien de la paix un équivalent de la « guerre à trois volets » porte également à confusion, et Anker a tort de lier ces deux aspects. Dans le cas des mandats mixtes, qui combinent les opérations de guerre et les opérations de maintien de la paix et d'aide humanitaire, les missions sont peu claires et le soutien de la communauté internationale est moins solide. Ces mandats sèment la confusion dans l'opinion publique canadienne, dans la population du théâtre d'opérations et même chez les soldats. Ils peuvent aussi camoufler des activités moins licites, comme des opérations secrètes. De telles opérations (par exemple, l'assassinat ciblé) exigent des raisons spéciales d'ordre national ou international (ONU) et des mandats particuliers3. Il ne faut pas confondre le maintien de la paix et la guerre sous d'autres formes. Le maintien de la paix n'a pas été créé pour servir des intérêts nationaux étroits et égoïstes mais pour aider les populations des régions ravagées par la guerre à mener une vie normale dans des conditions de paix durable. À long terme, il y va de l'intérêt de tout le monde.

Si le gouvernement veut s'aligner sur l'opinion publique, il devrait demander aux forces armées d'en faire davantage pour l'ONU, qui a désespérément besoin de plus de soldats canadiens pour servir dans les 17 missions qu'elle mène dans le monde, en Haïti, au Congo, au Sierra Leone... Le Canada occupe le 33e rang des pourvoyeurs de troupes : c'est une honte pour un pays qui a une tradition de maintien de la paix. Ne pas répondre aux appels de l'ONU, c'est nuire à cette organisation à un moment où on lui demande de plus en plus de maintenir la paix et où les opérations sont enfin plus musclées. Le Canada doit aussi fournir un appui beaucoup plus solide à la Brigade multinationale d'intervention rapide des forces en attente des Nations unies, un dispositif de déploiement rapide qu'il a contribué à créer en 2000. Or, la concentration sur l'Afghanistan a détourné l'énergie aux dépens des autres secteurs d'activité.

En conclusion, il n'y a pas de fossé conceptuel entre le maintien de la paix et les missions en Afghanistan. Par ailleurs, l'expression maintien de la paix ne devrait pas disparaître et ne disparaîtra pas, même si d'autres termes seraient bienvenus4. La notion de maintien de la paix est beaucoup trop profondément enracinée dans l'esprit de la population et beaucoup trop utile pour être rejetée. Le Canada devrait faire beaucoup plus afin d'être à la hauteur de sa réputation de gardien de la paix et de répondre ainsi aux attentes du public. De plus, ce serait une erreur de se vouloir l'héritier de Pearson si l'on ne suivait pas les principes fondamentaux qui sous-tendent le maintien de la paix : mandat légitime de l'ONU, consentement au déploiement, impartialité et usage minimal de la force. Le public a toujours été en faveur des opérations remplissant ces conditions. Afin de bien juger les choses, il doit savoir si ces conditions sont respectées. Tout compte fait, il est plus intelligent qu'on ne le croit.

 

A. Walter Dorn, Ph. D., professeur agrégé et codirecteur du Département d'études de la défense (études sur la sécurité) au Collège des Forces canadiennes, est spécialiste du maintien et de l'imposition de la paix ainsi que de la résolution des conflits. Il a travaillé au sein de l'Organisation des Nations unies (ONU) au Timor-Oriental et en Éthiopie ainsi qu'au quartier général de l'ONU à New York.


Notes

  1. Toute l'histoire du maintien de la paix, et pas seulement son histoire récente, comme le sous-entend Anker, abonde en missions difficiles dans des régions aux prises avec des guerres civiles, des troubles intérieurs ou des conflits internationaux : missions en Palestine (1948-), au Cachemire (1949-), au Congo (1960-1964), au Liban (1978-), etc. La Force des Nations Unies à Chypre, que le secrétaire d'État aux Affaires extérieures, Paul Martin père, a mise sur pied en 1964, a travaillé dans un milieu très dangereux et combatif jusqu'à la fin des années 1960. Après l'invasion turque de 1974, l'île a été partagée en deux, et les soldats auraient presque pu se croire en villégiature, si bien que nombre d'entre eux et bien des citoyens canadiens ont eu la fausse impression que le maintien de la paix était extrêmement facile et sécuritaire. Toutefois, surtout au début des années 1990, les Canadiens ont vu chaque soir à la télévision à quel point le maintien de la paix pouvait être dangereux. En particulier, l'expérience du général Roméo Dallaire a fait comprendre la nécessité d'avoir des forces solides et capables de passer du maintien de la paix à l'imposition de la paix si la situation l'exige.
  2. Les principes universels du maintien de la paix que pose le Guide pratique des opérations d'appui à la paix (Centre d'entraînement d'appui à la paix, Kingston [Ontario], 2e version, 2002) incluent la légitimité, le consentement, l'impartialité et l'usage minimal de la force. La légitimité signifie que la force a été créée conformément au droit international, c'est-à-dire à la Charte des Nations Unies, et qu'elle a un mandat du Conseil de sécurité. La mission est donc l'expression de la volonté de la communauté internationale et non la concrétisation d'un intérêt particulier. Le consentement signifie que le gouvernement du pays hôte est d'accord avec le déploiement initial de la force. Dans le cas contraire, il s'agit d'une invasion et non d'une mission de maintien de la paix. L'impartialité suppose que les soldats ne prennent pas parti et que tous les acteurs doivent suivre des règles. Cela évite une perception manichéenne du conflit, selon laquelle la force favoriserait les uns et combattrait les autres. L'usage minimal de la force désigne beaucoup plus que l'autodéfense; il permet aux soldats de défendre les personnes qui leur sont confiées et de résister si l'on tente de les empêcher par la force de remplir leur mission. Même dans de tels cas, les soldats n'usent de la force que lorsque c'est absolument nécessaire et qu'il n'y a plus d'autre recours. S'il devenait inévitable d'attaquer directement une autre partie, un nouveau mandat et une mission d'imposition de la paix seraient requis.
  3. Il est juste de dire que, dans certains endroits dangereux, des opérations de maintien et d'imposition de la paix peuvent avoir lieu concurremment. Il faut toutefois distinguer clairement ces deux types d'opérations. L'imposition de la paix exige une surveillance internationale et publique beaucoup plus poussée que le maintien de la paix. De toute façon, les deux types de missions doivent être autorisés par les Nations unies.
  4. L'Organisation du traité de l'Atlantique Nord utilise maintenant l'expression opérations d'appui à la paix lorsque le maintien de la paix inclut des négociations pour parvenir à des accords de paix, l'aide humanitaire, la reconstruction de la paix et l'imposition de la paix. D'après la doctrine canadienne, l'imposition de la paix ne fait pas partie des opérations d'appui à la paix; elle occupe une catégorie à part.

 

 

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